« Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait :natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes :c’est une présence dans le cœur, ineffaçable, comme une fille qu’on aime : on connait la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystères, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence. »
Après quinze années d’exil à Cuba au cours desquelles il travaille « comme un chien » à la botte d’un riche propriétaire américain dans une plantation de cannes à sucre, Manuel Jean-Joseph retrouve les campagnes haïtiennes, sa terre natale. Mais son village souffre désormais de la sécheresse. Ceux qui restent évoquent avec nostalgie le temps où ils vivaient « en bon ménage avec la terre », se résignent ou s’en remettent à la foi chrétienne, aux divinités afro-haïtiennes. A cette misère s’est ajoutée une querelle intestine qui divise aujourd’hui les habitants de Fonds-Rouge. Autant dire qu’à son arrivée, Manuel est partagé entre un constat amer et une volonté salvatrice qui lui font rapidement endosser le rôle de guide, de messie. L’ignorance asservit son peuple, son salut passe par l’éducation et la solidarité : « Un jour, quand nous aurons compris cette vérité, nous nous lèverons d’un point à l’autre du pays et nous ferons l’assemblée générale des gouverneurs de la rosée pour défricher la misère et planter la vie nouvelle. »
Tout en gardant de la considération pour les coutumes des anciens, il diffuse un discours d’autodétermination, prônant le courage et la fraternité. C’est le message qu’il fait passer à Anaïsse, son grand amour et sa plus fidèle alliée – faisant pourtant partie du clan opposé à celui de son père – à qui il explique que « l’expérience est le bâton des aveugles, que ce qui compte c’est la rébellion, que l’homme est le boulanger de sa vie ». Ses paroles conséquentes font leur chemin dans la communauté villageoise et lorsqu’il découvre la source qui bientôt permettra d’en irriguer les terres, il ne lui restera plus qu’à négocier l’entente et la paix en son sein.
Le chef-d’œuvre de Jacques Roumain (1907-1944) Gouverneurs de la rosée, s’il s’articule autour d’une histoire d’amour aussi naïve qu’inoubliable, recèle d’une multitude de motifs qui nous éclairent sur les questionnements et les engagements de son auteur. La force de son message est à son image : « impétueuse, redoutable, calme et contrôlée1». Défenseur du petit peuple haïtien, il ne cessera de dénoncer les « fantoches », bourgeoisie commerçante et terrienne dont il est pourtant issu. Porte-parole du renouveau culturel haïtien qui soutient la culture indigène, son œuvre fonctionne comme un conte populaire dont les personnages adhèrent à des traits quasi mythiques. Jacques Roumain semble ainsi privilégier la dimension sentimentale et poétique du texte plutôt que réaliste. De délectables trouvailles linguistiques le parsèment, notamment lors des dialogues entre protagonistes. Le rapport au corps, omniprésent et le constant recours aux images inscrivent le destin des hommes en relation avec le destin des bêtes et de la nature, ce qui en fait un récit à forte dimension symbolique, proposant un message écologiste qui réaffirme son universalisme et sa modernité. Celui qui fût poète, romancier, ethnologue, journaliste mais aussi diplomate et fondateur du parti communiste haïtien acheva le texte qui lui doit sa renommée seulement quelques jours avant sa mort.
Gouverneurs de la rosée par Jacques Roumain, éditions Le temps des Cerises et Zulma (poche), 1944.
1. Jacques Stéphen Alexis – Jacques Roumain vivant.